Le Billet du Papa... Je prends la parole -à côté et en marge du blog de Maélys- pour un petit billet, qui concerne le sujet suivant:

Pourquoi lire des livres aux enfants, à haute voix, chaque jour et chaque fois que possible...

Un grand nombre de recherches récentes convergent pour confirmer l'intérêt de la lecture à haute voix aux enfants, dés leur plus jeune âge, et en poursuivant cette activité avec assiduité pendant de nombreuses années. Pourquoi la lecture à haute voix est t'elle ainsi parée de tant de vertus? C'est assez facile à comprendre si on examine un certain nombre d'éléments de ces recherches.

Pour commencer, un livre d'enfant très simple (par exemple un livre d'image, un album) contient en moyenne plus de vocabulaire que l'émission de télé la plus éducative, il contient beaucoup plus de vocabulaire que les conversations courantes à la maison, et même plus que le langage parlé à l'école [cf. Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook pour les statistiques détaillées]. Le vocabulaire, c'est les briques de bases avec lesquelles on construit le reste. Avec lui (en même temps que lui, par lui, et après lui) viennent le langage, les concepts, les idées, les raisonnements structurés. Ce même livre d'enfant fournit plein d'informations de fond et de contexte tissées dans la narration, sous une forme qui s'écoute et se regarde avec plaisir (et donc se mémorise naturellement). Les récits c'est une façon d'apprendre la vie par procuration, en même temps qu'une façon d'ouvrir son imagination.

Le langage passe soit par les oreilles (langage oral) soit par les yeux (langage écrit). Quand l'enfant n'est pas encore en âge de lire lui-même il est important de lui lire des textes, à son niveau de compréhension actuel (ou éventuellement un peu au dessus), pour faire passer par les oreilles ce qui ne peut pas encore passer par les yeux [Emma Walton Hamilton, Raising Bookworms; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].

Les mots sont les outils de la pensée. Pour être capable de penser, il faut disposer du vocabulaire nécessaire; il faut suffisamment maîtriser la structure du langage et affiner la compréhension pour être capable de comprendre, puis de formuler, des idées plus élaborées. De plus, une fois qu'on a les outils, il faut pouvoir les appliquer à une matière première. La matière première de la pensée est composée d'idées et de connaissances (expériences des vie par procuration données par les romans ou les récits, situations fictives qui éclairent des situations réelles, culture générale, connaissances du monde qui nous entoure, connaissance de l'univers...) Quand on donne à un enfant les outils de la pensée et qu'on lui fournit les matières premières pour tester ses outils, on lui donne les moyens de se développer. Le moyen le plus disponible, le plus efficace, et le plus universel pour fournir à la fois tous les outils et toute la matière première en question, ce sont donc les livres, qui véhiculent à la fois plus de vocabulaire, plus d'idées et plus de connaissances que le langage oral.

Des statistiques américaines sur le nombre de mots entendus par un enfant de 4 ans en fonction de sa classe sociale sont assez édifiants: un enfant de famille pauvre aurait entendu en moyenne 13 millions de mots; dans une famille de travailleurs modestes, l'enfant aura entendu environ 26 millions de mots; et dans une famille de salariés aisés, l'enfant aura entendu 45 millions de mots [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook]. Plus la classe sociale est défavorisée et plus l'enfant à tendance à passer sa journée en "autogestion" avec d'autres enfants, moins il a tendance à interagir avec des adultes, et moins il a tendance à bénéficier d'activités planifiées par un adulte en vue de son développement intellectuel délibéré. Le nombre de mots entendus à un jeune âge à l'air d'être un facteur déterminant de la maîtrise du langage, du vocabulaire, de la construction des idées, comme le confirment les "exceptions", c'est à dire les enfants qui entendent un nombre de mot très au dessus ou très en dessous de la moyenne de leur classe sociale: le développement est plus lié au nombre de mots entendus qu'à la classe sociale elle-même. Les expériences de lecture à haute voix dans des groupes avec une mixité sociale importante ont démontré leur tendance à atténuer les inégalités de classe: l'écoute de livres lus ajoute un peu de vocabulaire -en proportion- aux enfants qui ont l'habitude d'en entendre beaucoup; et il donne une grosse quantité de vocabulaire aux enfants qui n'ont pas l'occasion d'en obtenir ailleurs, réduisant l'écart relatif entre les deux groupes [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook; Mem Fox, Reading Magic].

Quelques conseils pour la lecture à haute voix

Nous n'allons pas nous étendre sur les conseils non spécifiques qui sont bien connus, et ressortent du bon sens. Les plus importants des conseils de base me paraissent les suivants: trouver un endroit calme, confortable, sans télé où personne ne viendra vous déranger, avec un bon éclairage, utiliser un ton de voix expressif mais sans exagération; et surtout: ralentir le rythme de lecture, prendre son temps, beaucoup de gens lisent beaucoup trop vite quand ils lisent à haute voix (comme vous le constaterez facilement en les écoutant), etc, etc...

Nous allons plutôt examiner ici les conditions de la lecture à haute voix à des enfants, et même, le plus souvent nous concentrer sur la lecture à un seul enfant.

Le plus important, c'est le facteur plaisir: l'enfant est naturellement attiré vers les récits, les histoires. Ce qui se fait avec plaisir se pratique souvent et volontiers et se mémorise facilement. Le rapprochement de l'enfant avec le livre, l'établissement d'un lien affectif entre l'enfant et le texte écrit est, on peut l'espérer, le début d'une vie de lectures, de découvertes culturelles et scientifiques, d'expériences littéraires, et de développement de l'esprit, où l'enfant aura toujours envie d'aller voir un peu plus loin dans un plus grand nombre de directions.

Laissez vous interrompre quand vous lisez à haute voix, laissez l'enfant réagir ou poser des questions. Apportez des précisions si elles vous sont demandées, laissez la conversation s'engager si l'enfant l'initie, surtout avec les plus jeunes. La base de l'apprentissage du langage (parlé et écrit) c'est la possibilité de répondre de l'enfant, d'écouter et de répondre à ce qu'il entend, d'utiliser le livre que vous lui lisez comme matière pour parler, questionner. Laissez le tester le langage, jouer avec, le pratiquer, tenter de le maîtriser et finalement y arriver de mieux en mieux. C'est aussi pour ça que la télé ça ne marche pas bien pour acquérir le langage, on ne communique pas avec une télé, on ne peut pas essayer de lui parler pour voir ce qui marche -ou pas- dans la communication orale. [Mem Fox, Reading Magic] Il ne s'agit pas d'obtenir une écoute silencieuse et sage dans un coin tandis que l'adulte lit, il s'agit au contraire d'une activité pleine d'enthousiasme et encourageant la participation, entrainant l'enfant à écouter plus de langage écrit et à utiliser lui même plus de langage oral plus élaboré et plus complexe qu'il n'en a l'habitude [Mem Fox, Reading Magic; Jim Trelease, the Read-Aloud Handbook]. Tandis qu'on lit, on établit un lien avec l'enfant, par l'attention qu'on lui porte, par le contact physique (par un câlin occasionnel ou même la position sur les genoux). C'est une part importante du plaisir pour les plus jeunes et pour l'adulte qui les accompagne. La lecture à haute voix est un bon moyen de nourrir et renforcer la relation, l'amour de la lecture pour l'enfant devient un dérivé de l'amour de ses parents, tandis que c'est une façon simple et extrêmement agréable pour le parent de prouver son intérêt et son attention pour l'enfant, et de passer du temps avec l'enfant, toutes preuves d'affection dont le jeune enfant est bien sûr extrêmement friand. [Mem Fox, Reading Magic]

Lorsqu'on lit à haute voix, il est préférable de ne pas se limiter aux textes où l'enfant comprend 100% des mots et concepts, 92% ou 95% du vocabulaire suffisent. Pour apprendre un nouveau mot ou un nouveau concept et commencer à l'utiliser, il faut lui être confronté environ 12 fois, en le rencontrant dans des contextes variés et dans des situations diverses. Ainsi la lecture de textes un peu au dessus du niveau de compréhension de l'enfant lui permettra finalement de rencontrer une douzaine de fois certains mots et certains concepts nouveaux pour lui (qui chaque fois se graveront dans sa mémoire épisodique). Au bout d'une douzaine de rencontres (épisodiques), il commencera à les intégrer, à les comprendre et à les utiliser (passage dans la mémoire sémantique). [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook, AM Collins et MR Quillian]

Les enfants aiment lire les textes plusieurs fois, et le textes les plus riches se lisent très bien à plusieurs reprises: à chaque relecture l'enfant (et l'adulte!) découvrent de nouvelles couches de sens, de nouvelles interprétations, des choses que l'enfant n'avait pas comprises ou pas assimilées pendant ses premières lectures. On peut même lui faire redécouvrir un texte identique à des âges différents et observer comment il y découvre des choses différentes. C'était d'ailleurs l'usage ancien des livres de lecture, quand la production n'était pas aussi abondante, quand les livres d'enfants se limitaient aux classiques et qu'on se contentait de lire et relire les mêmes livres à différents âges en y découvrant chaque fois des choses adaptées. [Anne-Marie Chartier, Lire avec les enfants].

Devenir lecteur

Ce ne sont pas les apprentissages phonologiques qui donnent une lecture fluide et aisée, ce ne sont pas non plus les exercices scolaires en tous genre. Les exercices phonologiques sont indispensables à l'apprentissage de la lecture, mais ils se bornent à permettre d'ânonner péniblement un texte, ils mettent juste le pied à l'étrier. Ce qui permet de bien faire une activité complexe, c'est la pratique, c'est l'entrainement. Ce qui aide à bien lire, c'est de lire! La lecture courante et facile nécessite un long entrainement, elle est obtenue par une pratique fréquente et assidue. [Daniel Pennac, Comme un Roman; Emma Walton Hamilton, Raising Bookworms; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook]

Pour savoir lire, il faut lire beaucoup. Et pour lire beaucoup , il faut aimer lire. Il est donc important de susciter l'intérêt de l'enfant pour les livres. Mais on ne force pas un intérêt, on n'impose pas la curiosité. On ne peut que l'éveiller. On ne peut que l'attiser, lui offrir un objet, et attendre que l'étincelle d'intérêt se manifeste toute seule. Il n'y aura pas à attendre longtemps: les enfants sont naturellement curieux et désireux d'explorer. Un moyen simple de susciter l'intérêt, c'est de lire des histoires. De lire des livres, sans contrepartie, sans interroger l'enfant sur ce qu'il a compris, en s'interrompant pour répondre à toutes ses questions, mais sans en faire un exercice. On lui donne une histoire gratuitement, on lui donne un aperçu de toutes les bonnes choses qui se cachent dans les livres, on trouve avec lui ce qui pourrait avoir un écho en lui, lui donner envie d'en avoir plus. Avant longtemps, ça pourrait bien le convaincre que les livres c'est passionnant, c'est agréable, et c'est plein de bonnes choses. En plus, c'est un moment d'intimité agréable entre le lecteur et l'auditeur, un moment de partage plaisant pour l'enfant comme pour l'adulte. [Daniel Pennac, Comme un Roman; Emma Walton Hamilton, Raising Bookworms; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook]

Lorsque vous lisez pour votre plaisir, aimeriez vous qu'on vous interroge toutes les deux pages sur ce que vous avez compris, quelle est votre interprétation du texte, ou ce que vous en déduisez? Ce serait insupportable, ça gâcherait tout le plaisir de votre lecture, non? De la même façon ne gâchez pas le plaisir de la lecture en discutant sur et autour du texte. Livrez le texte, laissez parler la voix du livre, si l'enfant ne comprend pas tout la première fois, elle ou il se rattrapera, en posant des questions, en demandant à l'adulte de relire le texte et en comprenant plus, ou mieux, ou différemment le texte au fil des lectures [Daniel Pennac, Comme un Roman].

Ce n'est pas tant l'apprentissage phonologique qui fait défaut aux mauvais lecteurs que la motivation et l'entrainement. La motivation est la clé, puisque c'est elle qui encouragera l'entrainement. La lecture à haute voix est un fort facteur de motivation. Là aussi, le moyen le plus efficace c'est de ne pas en faire un exercice, de ne rien demander en échange, de juste lire gratuitement, parce que "On obtient très sûrement et très vite ce qu'on n'est point pressé d'obtenir." [Daniel Pennac, Comme un Roman].

L'apprentissage de la lecture exige d'énormes transformation du cerveau, c'est probablement l'apprentissage qui transforme le plus la structure de notre cerveau. Nous ne créons pas de nouvelle structure cérébrale, mais on transforme beaucoup des structures existantes. Nous n'avons pas évolué génétiquement pour être des lecteurs, nous avons le même patrimoine génétique et le même cerveau que nos ancêtres préhistoriques, mais nous réutilisons différemment certaines capacités préhistoriques pour leur affecter des tâches nouvelles. L'apprentissage de la lecture utilise la plasticité de plusieurs zones cérébrales différentes (et pousse cette plasticité plus loin qu'aucun autre apprentissage): nous transformons les zones cérébrales qui reconnaissent les formes de bases de la nature (nous renforçons la détection de certaines formes pour reconnaître les lettres, nous cassons la symétrie en miroir de la détection des formes pour donner un sens et une direction à ces lettres, ...), nous renforçons les connexions entre certaines aires normalement peu liées (la reconnaissance visuelle et la mémoire auditive par exemple), etc... [cf. Les neurones de la lecture, Sanislas Dehaene] Cette transformation prend du temps. Il ne sert à rien de courir, il faut partir à point: il faut donner des occasions quotidiennes de développer ces nouvelles connexions et laisser le temps à la plasticité du cerveau d'opérer, laisser le temps aux aires cérébrales dévolues à l'analyse de scènes naturelles de se transformer pour qu'elles deviennent utilisables pour la lecture par une réutilisation progressive d'outils intellectuels initialement destinés à autre chose.

Les mécanismes de la lecture sont en grande partie élucidés aujourd'hui, et je vous recommande la lecture du livre de Stanislas Dehaene à ce sujet: "Les Neurones de la Lecture", qui détaille les processus cognitifs impliqués dans la lecture depuis la détection des formes visuelles de base par le cortex visuel, en passant par le mécanisme de reconnaissance invariante des formes (suivant la distance l'éclairage la couleur et le contraste) et les couches d'abstraction pour la reconnaissance des symboles dans les chaines (indifféremment à leur casse, leur police, ou leur style), jusqu'à la reconnaissance des morphèmes et des syllabes, la reconnaissance des préfixes, des suffixes, des racines du mot. Finalement, il met en évidence les deux voies de traitement simultanées (concurrentes et complémentaires) qui traitent le mot écrit: la voie phonologique (où on "écoute mentalement" les sons imaginaires du texte pour les traiter comme de la parole; et la voie lexicale (surtout utilisée pour les mots courants, courts, fréquents, et obligatoirement utilisée pour les mots à la prononciation très irrégulière [choeur, oignon, femme, ...]).

Pourquoi il me parait important de CONTINUER à lire des livres à haute voix aux enfants qui savent déjà lire, qu'ils soient lecteurs débutants ou lecteurs confirmés

Non seulement il est bénéfique de lire à haute voix pour les enfants dés leur plus jeune âge, mais il est également très bénéfique de continuer à leur lire des livres à haute voix même lorsqu'ils peuvent lire par eux-même. Nous pouvons leur lire des textes à haute voix pendant de nombreuses années, même lorsqu'ils lisent couramment eux-même de leur côté. Plusieurs raisons nous y incitent:

  • D'abord le niveau de compréhension du langage oral par l'enfant est bien meilleur que son niveau de compréhension du langage écrit. Donc, en lui lisant des livres à haute voix, il a accès a des textes plus complexes et plus riches que ceux qu'il pourrait lire par lui même. Ce n'est que vers l'âge de 11 ou 12 ans (au mieux) que les capacités de lecture à voix basse donnent accès au même niveau de compréhension que l'écoute d'un texte lu à haute voix [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].
  • Ensuite, la lecture d'histoires "en cadeau", sans en faire un test ni un exercice, sans poser de question au sujet du texte, sans développer d'idées autour autres que celles que l'enfant veut développer lui-même, en lisant juste pour le plaisir, c'est le plus sûr moyen de développer le plaisir de lire. Ça donne souvent aux enfants la motivation de lire ce texte par eux même, pour eux même et pour le plaisir; et ça leur ouvre la porte sur la lecture d'autres textes aussi. "Et si, au lieu d'exiger la lecture, le professeur décidait soudain de partager son propre bonheur de lire?" "Et si l'on renonçait à la glose, au commentaire?" "Une seule condition à cette réconciliation avec la lecture: ne rien demander en échange... Ne pas donner le plus petit devoir... S'interdire absolument de «parler autour». Lecture-cadeau. Lire et attendre.""Et si, en prime, on racontait l'histoire? Si on la faisait flairer, pour mettre en appétit?" (Daniel Pennac, Comme un Roman). "Le plaisir de lire ne se "donne" pas, il se communique quand l'adulte aime ce qu'il lit, c'est la règle d'or", Anne-Marie Chartier, INRP
  • Et enfin, après les premières années d'école commence le "bachotage". Dés lors, tout à l'école contribue à renforcer l'équation "Lecture=Corvée,Devoir,Travail,Pensum"; alors que la lecture à haute voix dont avaient bénéficié les enfants avait d'abord établi une première équation "Lecture=Plaisir,Intimité avec Papa/Maman". Le fait de lire à haute voix pendant le cursus scolaire contrebalance un peu la corvée de lire pour l'école, et tend à maintenir l'association entre lecture et plaisir, loisir, intimité agréable à la maison. Beaucoup d'étudiants ne touchent plus jamais un livre le jour où ils ont obtenu leur dernier diplôme. Ceux à qui on a lu des histoires à haute voix pendant longtemps sont plus nombreux à continuer à lire, même lorsque l'école ne l'exige plus. [Emma Walton Hamilton, Raising Bookworms; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].

La lecture développe l'attention, elle développe la capacité de fixer son intérêt consciemment sur un objet précis et de maintenir cet attention volontairement pendant un certain temps. La télévision, les jeux vidéos et autres "voleurs d'attention" suscitent cet intérêt de l'extérieur, et sollicitent sans cesse l'attention sans volonté de focalisation consciente de la part de l'enfant, ce qui affaiblit finalement ses capacités de maintenir volontairement son attention sur un sujet, par manque d'entraînement. [Cerveau & Psycho N°47 - Dossier "L'attention piégée"; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook]

La lecture à haute voix (et les "audio books") marchent de la même façon que la lecture, de ce point de vue [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook], L'écoute d'un texte permet la même acquisition de vocabulaire et de concepts qu'une lecture silencieuse. La seule différence sensible entre la lecture "par les yeux" et "par les oreilles", c'est la rapidité de lecture (35 à 40 pages à l'heure environ pour la lecture à haute voix, contre 50 à 80 pages à l'heure pour la lecture silencieuse). Mais les enfants de moins de 11 ou 12 ans -qui comprennent moins bien ce qu'ils lisent eux même que ce qu'ils entendent- trouvent des bénéfices supplémentaires dans l'écoute d'un texte qui leur est lu par un adulte (ou l'écoute d'un audio-book quand l'adulte n'est pas disponible). C'est toujours mieux d'avoir un lecteur en chair et en os bien sûr, puisque l'enfant peut lui poser des questions, peut tenter de lui parler et tester ses nouvelles connaissances... Mais à défaut d'adulte, l'audiobook marche aussi.

Un autre facteur qui est très corrélé avec l'envie de lire, c'est le nombre de livres disponibles à la maison et qui entourent l'enfant. Plus l'enfant est dans un milieu où les livres sont accessibles, courants, nombreux, variés; plus les formes d'écrit accessibles sont diverses (livres, magazines, bandes dessinées, ...); et plus il a de chances d'aimer lire. Les résultats des championnats de rodéos, classés par État (aux États-Unis) corrèle exactement avec le nombre de chevaux par habitant dans chaque État. On peut supposer que de façon similaire, la probabilité de trouver des groupes de très bons lecteurs correspond avec le nombre de livres disponibles dans leur environnement immédiat. [Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].

Un autre facteur important est l'exemples des adultes et "des grands" qui entourent l'enfant. Un enfant qui voit les adultes lire souvent, dés qu'ils ont un instant de liberté, qui lisent pour le plaisir ou pour leur information, aura beaucoup plus de chances de lire lui même. L'exemple des aînés et des parents est un puissant incitateur. C'est les adultes qui servent d'exemple, qui font la démonstration de "comment se comporter" dans la vie. C'est vrai également pour la lecture, bien sûr.

Enfin, il faut laisser lire n'importe quoi. Avoir envie de lire un titre donné doit être le premier guide dans le choix des livres et le premier moteur de la lecture. Il y a moins de différence qu'on ne pourrait le penser entre "du n'importe quoi" et la grande littérature. Le premier peut mener au second. La lecture de textes simples, banals et stéréotypés contribue à donner l'habitude de lire, entraîne à lire facilement. Le temps fera son oeuvre et l'enfant finira par distinguer lui même ce qui est pauvre et de peu d'intérêt de ce qui est riche. Il délaissera ce qui ne le nourrit plus pour se tourner vers quelque chose de plus substantiel qui alimente sa sensibilité et son intelligence. Tout est bon à cet effet: les magazines, le séries de livres (même les livres basiques aux personnages, intrigues, et situations standardisées) qui peuvent attirer le lecteur réticent par la familiarité des personnages et des situations. Ces séries serviront finalement de marchepied vers des choses que ces lecteurs débutants (et/ou réticents) n'auraient pas osé aborder en première lecture [Daniel Pennac, "Comme un Roman"; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].

Bref survol de l'historique de la lecture à haute voix

Historiquement, la lecture à haute voix pour les jeunes enfants est quelque chose de nouveau en Europe Occidentale en général et en France en particulier. D'abord, pendant longtemps, l'imaginaire était banni de l'école: il ne fallait dire que des choses vraies, et donc pas de mythes, pas de contes, pas de merveilleux, surtout qu'on ne voulait pas créer de problème avec les 3 religions officiellement reconnues depuis 1830 (catholique, protestante et israélite). Ensuite, pendant l'entre-deux-guerres et jusqu'aux trois quarts du 20ème siècle, on ne lisait pas de livres aux enfants, on leur racontait des histoires: même si on pouvait se baser sur un livre d'images, on le paraphrasait, on le racontait, on le mimait, on en faisait un récit oral; mais jamais on ne le lisait (le texte était supposé trop complexe, les facultés d'attention de l'enfant supposées trop faibles, ...). L'éducation nationale insistait sur les talents de conteuses des institutrices de maternelle (il n'y avait que des femmes en maternelle). [Anne-Marie Chartier, Lire avec les enfants]. La tradition orale étant en perte de vitesse, cet art du conte est pour l'essentiel une chose du passé en Europe Occidentale. Maintenant, il faut embaucher un conteur professionnel pour qu'il viennent monter un spectacle quand on veut donner un apperçu de cette tradition orale, et pour tous les autres, il y a un retour au livre lu.

Dans le milieu protestant et Anglo-Saxon (et notamment aux USA), au contraire, la lecture de livres aux jeunes enfants se fait depuis le début du 19ème siècle, avec des effets bénéfiques mesurables sur le vocabulaire, la compréhension du langage complexe, et la construction d'idées plus complexes. [Anne-Marie Chartier, Lire avec les enfants; Jim Trelease, The Read-Aloud Handbook].

Malheureusement pour les jeunes américains d'aujourd'hui, d'autres effets compensent aujourd'hui ce "bon départ" de leurs jeunes lecteurs: Si ils sont parmi les 3 meilleurs pays en termes de résultat d'apprentissage de la lecture à des enfants de 5 ou 6 ans, ils disparaissent complètement du tableau des 20 pays où les pré-adolescents lisent le mieux. Un bon départ donc, qui se transforme en "flop" magistral, échec que Jim Trelease (et quelques autres) proposent notamment de compenser en continuant les lectures à haute voix même après que les enfants lisent par eux-même (comme je le préconise dans cet article à sa suite, pour l'usage de nos enfants européens).

Lectures recommandées (pour approfondir le sujet):

The Read Aloud Handbook (6th Edition), Jim Trelease, Penguin Books 6 (août 2006), ISBN-10: 0143037390

Comme un Roman, Daniel Pennac, Gallimard (21 avril 1995) Collection Folio ISBN-10: 2070388905

Les neurones de la lecture, Sanislas Dehaene, Odile Jacob, 2007

Raising Bookworms, Emma Walton Hamilton, Beech Tree Books (15 octobre 2008) ISBN-10: 098158330X

Le Point sur ... "Lire avec les Enfants", Compte Rendu du séminaire du 28 Janvier 2009, Observatoire de l'Enfance de France,

Apprendre à lire : Des sciences cognitives à la salle de classe, Odile Jacob, Stanislas Dehaene et Collectif

(Reading Magic, Mem Fox, Harcourt, 2nd Edition, 2008)

À explorer aussi:

Rapport DRE - La lecture à voix haute dans les projets de réussite éducative - mission d’information - décembre 2008

Ben Soussan, Patrick. (sous dir.). 2001. Les tout-petits et les livres, Spirale no 20, éditions érès.

Boimare, Serge & Socquet-Juglard, Samuel. 2008. Ces enfants empêchés de penser, Dunod.

Bonnafé, Marie. 2006 (rééd.) Les livres, c’est bon pour les bébés, Hachette, Collection Pluriel.

Caune, Jean. 1999. Pour une éthique de la médiation, le sens des pratiques culturelles, PUG.

Petit, Michèle. 2000. Le droit à la métaphore, in Lectures Jeunes, Paris, nov. 2000.

Petit, Michèle. 2002. Éloge de la lecture : la construction de soi, Belin, collection Nouveaux mondes.

Quand les livres relient. 2005. La littérature jeunesse a-t-elle bon goût ?, érès, collection 1001 BB.

Quand les livres relient. 2009. Lire à voix haute des livres à des tout-petits, érès, collection 1001 BB, (rééd.).

Quand les livres relient. 2002. Quand les livres relient, brochure éditée par la Fondation du Crédit Mutuel pour la lecture, Paris, (brochure disponible auprès de l’agence).

Rateau, Dominique. 2001. Des livres d’images, pour tous les âges, Erès, collection 1001 BB.

Steiner, George & Ladjali, Cécile. 2007 (réed.). Éloge de la transmission, le maître et l’élève, Hachette, Collection Pluriel.

Turin, Joëlle. 2008. Ces livres qui font grandir les enfants, Didier Jeunesse, collection Passeurs d’histoires.



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